Performances sur le fil du rasoir, monologues ou soli, le parcours de Jan Fabre est ponctué de figures aussi solitaires que tranchantes. Rencontre avec l’artiste guerrier à Avignon au lendemain d’une représentation de « Je suis sang »…
Mon corps, mon gentil corps
À l’égal d’un tableau de Bruegel, « Je suis sang » met en scène une multitude de caractères plongés dans de multiples tâches, mais intégrés dans un ensemble qui donne son sens à la pièce. Comment ont été traitées ces diverses singularités agissantes?
Jan Fabre : J’ai commencé à écrire le texte, il y a six ou sept ans, puis avec les danseurs, musiciens et acteurs, nous avons mis en place des sortes de laboratoires autour de différentes scènes : celles de la menstruation ou de la circoncision, par exemple. Au sein de ces ateliers de recherches, les danseurs et acteurs, inspirés par le texte et par certains personnages des peintures de Bruegel, Bosch, Van der Goes ou Van Eyck, ont commencé à développer des improvisations. D’où cette impression sur scène de passages improvisés, alors que tout est en fait écrit.
Vous avez commencé votre carrière avec des performances en solo, était-ce un choix ? Comment s’est imposée cette exploration de votre corps?
JF : Étudiant à Anvers, j’ai suivi les Beaux-Arts et une école de design de vitrines. À l’âge de seize ou dix-sept ans, j’ai commencé à travailler avec mon propre corps, prenant la place des mannequins dans les vitrines. Je l’ai investi comme un outil, un instrument pour compléter mes installations artistiques. Puis, j’ai découvert la performance, mais la plupart de mes performances étaient privées et relevaient davantage de conditions de laboratoires. J’ai aussi fait quelques performances publiques en Amérique, à Amsterdam ou en Belgique… Il s’agissait d’éprouver mes os, de découvrir physiquement et mentalement cet étrange instrument que l’on nomme le corps. La performance était pour moi un voyage spirituel, un chemin hors du temps. C’est un médium à part, qui garantit une grande liberté, notamment vis-à-vis des logiques économiques ou des systèmes de reproduction, car il n’y a ni répétition ni série. Ces performances sont tellement extrêmes qu’elles sont forcément uniques. À Lyon où j’ai effectué il y a deux mois « Sanguis-Mantis » (ndlr, dans le cadre des Polysonneries aux Subsistances en mai dernier, la performance devait durer sept heures…), j’ai dû arrêter au bout de cinq heures, car je perdais connaissance à cause de la fatigue et des prises de sang à répétition. Certaines performances de la fin des années 70 m’ont aussi parfois conduit à l’hôpital. La notion de risque est intéressante en tant que recherche… recherche des limites de son propre corps.
Vous sentiez vous proche d’autres performers extrêmes comme Hermann Nitsch à Vienne ou Marina Abramovic?
JF : Des personnes comme Abramovic ou Günter Brus ont effectivement été importantes pour moi. Non comme source d’inspiration directe, mais en ouvrant des portes et en révélant d’autres possibilités. Il était intéressant de jouer du corps comme sujet et médium et d’établir une relation directe avec le public, une confrontation immédiate entre le public et soi : de l’action réelle en temps réel. C’est d’ailleurs une notion que j’ai plus tard introduite dans mes pièces théâtrales.
Pourquoi êtes-vous retourné à Lyon à une forme que vous n’aviez plus pratiquée depuis 1982?
JF : L’idée de cette performance est née des questions de jeunes acteurs et danseurs qui avaient entendu parler de mes expériences il y a vingt ans, lu des articles ou des livres à leur sujet et qui voulaient savoir comment cela s’était passé, pourquoi j’avais fait cela… Ce qui m’obligeait toujours à parler au passé en disant « Lorsque j’ai fait ceci ou cela », d’où cette envie de faire le pas et de renouveler l’expérience.
Vous avez créé de nombreux soli et monologues pour des acteurs ou danseurs. Quels dialogues s’instaurent avec l’interprète?
JF : La plupart du temps, j’écris pour des personnes que je connais très bien. Comme Els Deceukelier qui n’a jamais cessé de m’inspirer. Avant d’écrire, je discute beaucoup avec les interprètes autour d’un sujet. Pour « Body, Body on the Wall » (ndlr, 1996), j’ai ainsi fait plusieurs entretiens avec Wim Vandekeybus sur sa conception du corps. Puis, lorsque je me mets à écrire, j’entends les voix, l’intonation, j’imagine le mouvement ou le geste. Le texte devient une véritable partition. Travailler un solo marque aussi un cheminement très différent de celui d’une pièce de groupe. Il y a quelque chose de microscopique. Chaque mouvement, chaque mot prennent une grande importance et sont disséqués et analysés très méticuleusement. C’est pourquoi j’aime créer des soli pour des personnes qui comptent pour moi. Il s’agit d’un vrai tête-à-tête spirituel.
Qu’en est-il dans ces pièces du particulier et du général?
JF : Ces pièces sont bien sûr inspirées par des personnes, elles partent du particulier, mais ce sont aussi des abstractions, des métaphores pour un discours plus général. Le solo de Wim Vandekeybus est une recherche autour du territoire du corps, le corps-trophée, le corps-costume, le corps manipulé. Le texte de ce solo est comme une chorégraphie, même si Wim ne danse pas dans la pièce, sauf dans la vidéo de fin. C’est une danse mentale au cours de laquelle il interroge son corps, son corps intérieur, son corps extérieur, ses fonctions… Mais le texte, comme un matériau, une pierre, ne prend vie que par l’acteur ou le danseur qui l’interprète et qui lui insuffle le souffle de la normalité.
La notion du corps est centrale à votre travail, pensez-vous pouvoir tout explorer à travers lui?
JF : Je pense que oui. Le corps est en effet au centre de mon art autant plastique que théâtral. Toutes mes créations marquent une recherche autour des différentes conceptions du corps : le corps érotique, le corps spirituel, le corps comme un cocon, une carapace… « Je suis sang » explore justement ce sujet. Je crois au corps humain et à ses différents matériaux. Le corps ne se résume pas à une machine, comme on le montrait il y a vingt ans dans les livres d’école, c’est aussi une fabrique chimique, le corps enveloppe de multiples fonctions bien au-delà de celles d’une machine…
Quel est le point de départ de « My Movements are Alone like Streetdogs »?
JF : Je compare souvent l’artiste solo sur scène à un naufragé au milieu de l’océan, l’artiste est seul, comme lorsque les gens laissent leur chien le long de la route avant de partir en vacances. Les mouvements eux-mêmes doivent affronter cette solitude… Revient aussi dans la pièce, comme souvent dans mon travail, la métamorphose de l’humain vers l’animal, puis de l’animal vers l’humain…
Vous avez plusieurs soli inscrits au répertoire. Comment évoluent-ils au fil des ans?
JF : Comme toute relation humaine… Inscrire des solos dans le répertoire répond bien sûr à des logiques pratiques, d’autant plus que le public les demande, mais aussi à une réflexion artistique. Être seul sur scène, c’est assumer une grande responsabilité, cela exige une recherche permanente autour du texte, du mouvement, de la performance, le solo est donc voué à évoluer, grandir, se transformer, avec l’interprète qui creuse de plus en plus profond.
Els Deceukelier reprend ainsi « Elle était et elle est, même » depuis 1991. Elle a bien sûr changé, son exploitation du texte a évolué, de nouvelles portes, de nouveaux registres se sont ouverts. En douze ans, la vie vous affecte de multiples manières et l’interprétation n’en devient que plus profonde et plus fine. C’est un procédé magnifique, plus vous recevez de la vie, plus vous êtes capable de redonner.
Propos recueillis par Virgine Dupray
Source :
CND
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